Inter-Culturel            
La Maison - Inter-Culturel
Accueil Sc. Humaines | Autres textes | Média | Rendez-vous | Sur le Web [RSS] | Le Collectif | La Maison | Forum | Liens | Glossaire | Thèmes | A lire | News Letter Contact

inter-culturel
Défaire tous les racismes

On soutient

IZUBA éditions

La Nuit Rwandaise
La Nuit rwandaise
L'implication française dans le génocide des Tutsi au Rwanda


O rigines

Afrique Conseil

LMP

CLARIS

Lady Long Solo

CVUH


Sc. Humaines
Revue Hommes et Migrations, n°1259, janvier-février 2006
Culture, cultures, et laïcité
par Henri Pena-Ruiz
 
Si la culture fonde l’autonomie de jugement et de la réflexion critique, le fait d’appartenir à des cultures particulières n’autorise pas que l’individu soit soumis à des traditions oppressives. La laïcité est une conquête des droits de l’homme pour la liberté individuelle. Elle constitue le meilleur cadre pour accueillir les différences culturelles sans rien concéder à un quelconque pouvoir qui tendrait à remettre en cause cette liberté.

Dans la mise en cause de l’idéal laïque, l’invocation de plus en plus fréquente des cultures, voire des “droits culturels”, joue un rôle qu’on ne saurait négliger. Parmi les reproches adressés à la laïcité par ses adversaires déclarés ou masqués qui se disent adeptes d’une “laïcité ouverte”, figure celui de son abstraction supposée par rapport aux données culturelles et aux héritages historiques. Or un tel reproche, devenu courant dans une certaine critique des idéaux républicains, conjugue une confusion et deux méprises qu’il conviendrait de dissiper.

La confusion est celle du concept humaniste et dynamique de culture avec sa notion ethnographique et statique. La culture, au sens étymologique, c’est le processus de transformation de la nature en vue d’une fin utile à l’homme. Ainsi de l’agriculture, qui fait d’une friche un champ de blé, pour nourrir. Ainsi également de l’étude réfléchie et du travail scolaire qui “cultivent” l’humanité pour la rendre plus forte et plus lucide. Processus dynamique, donc, qui dépasse la réalité donnée, voire la remet en question afin de l’améliorer. Or les hommes n’ont pas seulement affaire au donné d’une nature brute. À la longue, ils ont aussi en face d’eux le donné d’une société particulière, qu’ils peuvent vouloir changer s’il ne les satisfait pas. Les ressources de la culture intellectuelle, des œuvres de la pensée, sont alors précieuses pour forger l’esprit critique, et soumettre toute tradition à la question de sa légitimité. La culture, c’est donc la maîtrise du savoir et de la pensée, qui fonde l’autonomie de jugement et l’exercice de la réflexion critique. L’appartenance à un groupe humain, à une société particulière, ne peut dès lors se réduire à une soumission passive aux traditions héritées : elle se conjugue avec la capacité de distance critique à leur égard. Les esclaves qui refusent l’esclavage donné comme naturel, les femmes qui récusent la notion machiste de chef de famille ou le port du voile, les mères qui refusent l’excision du clitoris pour leur fille, ne renient pas leur “culture” : elles manifestent simplement leur désir de vivre librement leur rapport à elles. Cela implique qu’elles puissent dénoncer et combattre ce qui se donne comme “culturel” pour mieux se soustraire à la contestation.

Le remords de l’ethnocentrisme colonial

C’est à ce point précis que l’ambiguïté du mot culture apparaît pleinement et se conjugue à la mauvaise conscience de ceux qui croient devoir purger indéfiniment un sentiment de culpabilité au regard de l’aventure coloniale. Celle-ci fut détestable en effet, et elle eut pour couverture idéologique un certain ethnocentrisme occidental, qui conduisait à dénier les “cultures” des peuples soumis. Mais faut-il se “rattraper” en se prosternant désormais devant ces cultures, sans égard à ce qui en elles mérite approche critique ou au contraire éloge ciblé ? Le souci de discernement rejette ici le “tout ou rien”, et récuse toute hiérarchisation abstraite des cultures, comme celle que propose l’idéologue américain Samuel Huntington (cf. son ouvrage The clash of civilisations, 1998). Il faut maintenant évoquer le second concept de culture, forgé par l’ethnologie. Il recouvre justement la façon d’être collective d’un peuple, telle qu’elle se configure à partir des traditions et des usages qui l’orientent et la régulent à un moment de son histoire. En en soulignant le caractère systématisé, les ethnologues ont sans doute voulu marquer la cohérence propre de chaque type de société. Coupe transversale reliant tous les aspects du vivre ensemble dans une situation, chaque culture constitue un objet d’étude que l’analyse structurale tend à figer. Exigence méthodologique. Mais par un glissement courant, le souci éthico-politique de substituer le “respect des cultures” à l’ethnocentrisme colonialiste tend à oublier que les “cultures” ainsi comprises peuvent véhiculer des traditions oppressives. Et le refus de désolidariser certains traits culturels des ensembles où ils prennent place conduit dès lors à soupçonner toute critique qui les viserait d’irrespect à l’égard des cultures prises comme des totalités. L’approche statique des cultures fait ainsi obstacle à la conception de la culture comme approche dynamique et critique.

La laïcité est une conquête

La seconde méprise, liée d’ailleurs à la première, consiste à voir dans la laïcité un “produit culturel” et de ce fait à en suggérer la relativité. Autant dire que la pénicilline, inventée par un Écossais, le docteur Flemming, n’a de vertu curative que pour les Écossais, ou que l’Habeas corpus, reconnu d’abord en Angleterre, ne doit valoir que pour les Anglais. Il n’y a pas si longtemps, certains politiques chinois avaient soulevé l’indignation en affirmant que les droits de l’homme, reconnus en Occident, n’avaient pas de valeur pour la Chine, compte tenu de sa “culture”. Or c’est un raisonnement du même type qui conduit à insinuer que la laïcité est une figure historique et géographique relative : “typiquement française”, dit-on en insistant. La chose est d’autant plus étrange qu’elle vient de personnes qui déclarent par ailleurs leur attachement à la laïcité. Peut-être les dirigeants chinois évoqués admettraient-ils des droits de l’homme “ouverts”, comme d’autres n’admettent de laïcité qu’“ouverte”, c’est-à-dire redéfinie.

Présenter la laïcité comme une “donnée culturelle”, c’est conjuguer une étrange amnésie à l’égard de l’histoire, et une cécité à la géographie. Un retour sur l’histoire montre à l’évidence que la laïcité n’est pas un produit spontané de la culture occidentale, mais une conquête, accomplie dans le sang et les larmes, contre deux millénaires de tradition judéo-chrétienne de confusion mortifère du politique et du religieux. Quant à la géographie, elle nous apprend que l’idéal laïque est défendu aussi bien au Bangladesh, avec Taslima Nasreen (1), qu’en Algérie, avec Ali Mecili (2), qui fut assassiné. Il n’est pas vrai que le mot “laïcité” soit si peu répandu : il a son équivalent dans les grandes langues, même s’il est peu usité dans certains pays en raison des survivances du pouvoir religieux qui y règnent. L’important d’ailleurs n’est pas dans le terme, mais dans la nature des principes qui s’y trouvent reconnus. Un même concept peut s’exprimer avec des outils linguistiques différents. Certaines langues africaines ne disposent pas du verbe être, mais elles peuvent tout à fait en exprimer d’une autre façon les fonctions signifiantes, sans aucune perte de sens. Dira-t-on également que la rareté sémantique de l’expression “droits de l’homme” dans certains pays marque bien la relativité culturelle d’une telle référence, et partant de sa valeur normative ?

C’est justement parce que la laïcité résulte d’un effort pour mettre à distance les traditions, et les assumer seulement dans leur dimension authentiquement culturelle au sens dynamique, à l’exclusion de toute norme oppressive, qu’elle peut avoir valeur universelle sans nier pour autant les réalités particulières. L’idéal laïque unit tous les hommes par ce qui les élève au-dessus de tout enfermement. Il n’exige aucun sacrifice des particularismes, mais seulement le minimum de recul qui permet de les vivre comme tels, sans leur être aliéné. Le reproche qui lui est adressé d’en faire abstraction est un éloge indirect : il peut signifier que l’émancipation laïque ne réduit aucune personne à la quintessence des influences qui se sont exercées sur elle, c’est-à-dire crédite chacun de liberté.

L’émancipation par la culture universelle

La laïcité ne requiert pas des sujets humains abstraits, désincarnés : elle refuse seulement de tenir pour culturels et respectables des rapports de pouvoir, fussent-ils enveloppés dans des coutumes qui à la longue les font paraître solidaires de toute une “identité collective”. Difficile question des rapports entre droit, politique, et culture. Contester une tradition rétrograde, ce n’est pas renier ses racines, mais distinguer les registres d’existence en évitant de confondre la fidélité à une culture et l’asservissement à un pouvoir. La personne concrète se découvre alors sujet de droit, capable de vivre en même temps sans les confondre la mémoire vive d’une culture et la conscience distanciée de certains usages dont elle entend s’émanciper.

Comment faire vivre, par-delà les différences, un espace public où le bien commun prend la forme d’une émancipation par la culture universelle, mais aussi d’une réunion exemplaire de jeunes êtres que rien ne doit différencier en principe ? C’est à une telle question que répondent l’idéal laïque et le dispositif institutionnel d’émancipation de la puissance publique par rapport à toute tutelle, qu’elle soit religieuse, idéologique, économique, ou même médiatique.

Citoyen du monde, aucun homme n’est esclave de son milieu de vie, comme l’est un animal assigné à son environnement spécifique. Le milieu dit culturel et les traditions qu’il véhicule sont certes influents, mais nullement au point de dessaisir l’homme de la liberté qu’il a de se définir ou de se redéfinir selon la conscience qu’il prend du juste et de l‘injuste. Comment, sinon, les sociétés pourraient-elles progresser ? Et que signifierait l’idée qu’aucune servitude n’est fatale, qu’aucune tradition n’est sacrée dès lors qu’elle porte atteinte aux fondements de la dignité humaine ? Assumer librement sa culture, cela veut dire d’abord la distinguer des rapports de pouvoir qui se mêlent à elle, savoir les mettre à distance et les évaluer. C’est donc faire le partage, justement, entre un patrimoine qui tient à cœur et des normes qui restent justiciables de jugement critique.

Bien des chrétiens s’insurgent aujourd’hui contre l’inégalité des sexes pourtant affirmée et sanctifiée dans la Bible, et prégnante dans une tradition millénaire de civilisation marquée par le christianisme. Leur objectera-t-on qu’ils trahissent ainsi la “culture” chrétienne ? En réalité, l’idéal laïque n’a rien d’abstrait au mauvais sens du terme ; il ne fait qu’inciter à ne pas confondre les registres de l’existence. La culture n’est pas le droit, même si parfois les coutumes en se codifiant tendent à s’imposer comme normes. L’esprit de liberté, lors de la Révolution française, consista à mettre en cause ce droit coutumier, simple expression de rapports de forces que des penseurs contre-révolutionnaires comme Louis de Bonald et Joseph de Maistre (3) voulaient au contraire figer par une sacralisation propre à éviter toute critique.

Deux impasses : le droit à la différence et la culture assimilationniste

Ces remarques permettent de fixer le cadre d’une réflexion sur les rapports entre laïcité et “cultures”, afin de penser la valeur de l’idéal laïque pour l’intégration. Accueillir des hommes, ce n’est pas les juxtaposer dans des ghettos, mais les faire participer à un monde commun. Le geste d’accueil a égard à l’humanité des hommes autant qu’à la façon dont elle s’est particularisée dans des coutumes. Or la création d’un monde commun comporte des exigences. Tout n’est pas compatible en effet dans les normes et les usages qui procèdent des civilisations particulières, ou si l’on veut des “cultures”, dans le sens ethnographique du terme. Dès lors, une tension peut apparaître entre cette visée d’un monde commun présente dans l’intégration républicaine et le respect de ce que l’on appelle souvent, non sans ambiguïté, les “différences culturelles”. Cette tension peut mettre en jeu deux attitudes extrêmes, qui souvent se nourrissent l’une l’autre. La première attitude, relevant d’une confusion entre intégration républicaine et assimilation négatrice de toute différence, comporte le risque de disqualifier l’idée même de République, de bien commun aux hommes, aux yeux des personnes victimes de cette confusion.

La seconde attitude, en symétrie inverse, exalte la “différence” en un communautarisme crispé, replié sur des normes particulières, et ce au risque de compromettre la coexistence avec les membres des autres “communautés”, tout en niant les droits individuels. Cette exaltation a parfois le sens d’une affirmation polémique contre une intégration qui se confondrait avec une assimilation négatrice.

Les deux attitudes, en ce cas, s’alimentent réciproquement. D’où la nécessaire définition d’un équilibre, ou plutôt d’une conception juste des principes de l’intégration comme de l’affirmation identitaire. Une logique d’intégration soucieuse de légitimité aura pour principe de distinguer rigoureusement les exigences qui ont valeur universelle dans la fondation sociale, et les traits particuliers d’une façon d’être collective, d’un héritage culturel, de coutumes spécifiques. Un tel partage n’est pas toujours aisé à effectuer, mais il est nécessaire lorsqu’il s’agit de définir ce qui est légitimement exigible au titre de l’intégration.

Un exemple simpliste, mais qui permettra d’indiquer sommairement le sens de ce partage, peut être proposé. Dans une constitution républicaine où les droits de l’homme ont un rôle fondateur, la liberté individuelle et l’égalité des sexes, par exemple, sont des principes qu’aucune pratique culturelle, fût-elle coutumière ou ancestrale, ne saurait battre en brèche. Sur ce point, rien n’est véritablement négociable ; ce qui ne veut pas dire que rien ne doit être fait pour mettre en évidence le sens et la valeur de tels principes, ainsi que les exigences qui en procèdent. Les pratiques quotidiennes, les usages familiaux, et l’ensemble du patrimoine esthétique et affectif, en revanche, doivent être respectés en leur libre affirmation, et reconnus, si l’on veut, en leur “différence”.

Toute la difficulté apparaît bien sûr dès lors que des normes d’assujettissement interpersonnel se trouvent impliquées dans le patrimoine culturel ainsi respecté. Faut-il s’abstenir de les juger sous prétexte que le “droit à la différence” ne saurait être relativisé ? Faut-il au contraire rejeter globalement une culture sous prétexte que des rapports d’assujettissement y sont impliqués ? La première posture désarme souvent devant l’inacceptable et conduit à une sorte de servitude. La seconde renoue avec l’ethnocentrisme et s’apparente au refus de toute différence culturelle sous prétexte de défendre la justice. Il est d’ailleurs peu probable qu’une telle “défense” soit comprise et admise dès lors qu’elle se solidarise avec une attitude de rejet global dans laquelle on peut fort bien identifier une posture d’intolérance et de refus de l’autre. La première attitude confond bien vite la tolérance avec un relativisme qui disqualifie tout repère et tout principe de référence. La seconde rend peu crédible la perspective d’intégration, en confondant les traits particuliers d’une civilisation et les principes universels capables de fonder la concorde entre les hommes.

(...)

La suite de l’article sur le site de l’Observatoire du communautarisme où l’article est reproduit en intégralité avec l’autorisation de l’auteur et de la revue Hommes&Migrations


NOTES

1) Médecin de formation, l’écrivaine bangladeshi, Taslima Nasreen, a dénoncé à travers ses écrits l’oppression des femmes par les intégristes musulmans de son pays. Accusée de blasphème contre l’islam, elle a été l’objet d’une fatwa émise par des mollahs extrémistes et s’est exilée en Suède dont elle vient d’acquérir la citoyenneté.

2) Ali Mecili, avocat, numéro 2 du FFS (Front des forces socialistes), parti historique d’opposition, a été abattu à Paris en 1987.

3) Louis de Bonald (1754-1840) et Joseph de Maistre (1753-1821). Philosophes et écrivains politiques français, ils ont tous deux combattu les idées philosophiques du XVIIIe siècle. Louis de Bonald s’opposa à la théorie du contrat social de Jean-Jacques Rousseau. D’après lui, les individus n’ont aucune possibilité d’action sur les lois qui régissent nos sociétés et en sont encore moins les acteurs. Quant à Joseph de Maistre, il a soutenu la suprématie temporelle du pape et la théocratie.

Henri Pena-Ruiz est philosophe, maître de conférences à l’IEP Paris, membre de la commission Stasi sur l’application du principe de la laïcité dans la République.

Derniers ouvrages parus :

 Grandes légendes de la pensée, Flammarion, 2005 ;
 Leçons sur le bonheur, Flammarion, 2004 ;
 Qu’est-ce que la laïcité ?, Folio actuel, Gallimard, 2003.

Lire la suite de l’article sur le site de l’Observatoire du communautarisme où l’article est reproduit en intégralité avec l’autorisation de l’auteur et de la revue Hommes&Migrations


Les rendez-vous


Les 10 derniers articles
Virer l’Afrique de l’histoire de France
Misère du culturalisme
France : « grève de la vie » contre la xénophobie d’Etat
Réflexions autour de la notion de « racisme d’Etat »
La France se mobilise face à la xénophobie et à la politique du pilori
L’increvable logiciel colonial
Identité nationale et passé colonial : pour un véritable débat
Colonisés-immigrés et “périls migratoires”
L’ennemi intérieur, de la guerre coloniale au contrôle sécuritaire
Le faux problème des sans-papiers


Glossaire
Autochtones ?
Du racisme au racialisme
Identité(s)
La construction identitaire
Le Code de l’Indigénat
Le racialisme ?
Négrologie
Négrologues
Psychiatrie coloniale
Représentations sociales
Stratégies identitaires


Thèmes
| A lire | Afrique | Agenda IDF | Argentine | Belgique | Bolivie | Côte d’Ivoire | Chine | Cinéma | Colonialisme | Concert | Conférence-débat | Congo | Croyance | Culture | Discriminations | Ecole | Esclavage | Europe | Exposition | idéologie | Identité | immigration | insécurité | Littérature | Mali | Maroc | Média | Pérou | Pologne | Propagande | Racialisme | Rapports et brochures | Représentations | Rwanda | Théatre | Turquie

A lire
"stratégies identitaires et représentations sociales"
Colonisation
L’histoire coloniale de la France de 1871… à nos jours
Le faux problème des sans-papiers
Racisme

webpropulsé par Ad Nauseam
avec Spip et Free.fr

Administration