La psychologie scientifique : trop bourgeoise ou trop individualiste et libérale ?
Longtemps, des esprits soixante-huitards et post s’en sont pris à la psychologie scientifique [1] qu’ils jugeaient être une psychologie bourgeoise ou « de classe ». Malheureusement, même si le fond des arguments ne manquait pas de pertinence, nombre de ces critiques reposaient sur une « méconnaissance » (c’est le cas de le dire) assez crasse de ce qu’était réellement la psychologie qu’ils dénonçaient.
Leur dénonciation n’a finalement pas eu un grand impact à long terme. Mais dès les années 70 la psychologie scientifique dominante, celle qui se pratique dans les revues étasuniennes les plus réputées « internationales » (à fort impact factor), donc une psychologie essentiellement occidentale et même (à part les européens tout le monde le sait : étasunienne), cette « western psychology » a fait l’objet de critiques autrement plus décisives parce que venues de l’intérieur.
Les auteurs de ces critiques, des psychologues donc, prenaient acte du fait que la psychologie dominante avait pour base de postulats et de présupposés, les propositions primitives de la culture américaine, une culture individualiste [2], et en concluaient qu’il se trouvait de part le monde d’autres cultures susceptibles de fonder d’autres psychologies pouvant revendiquer les mêmes prétentions, y compris la prétention à l’universalité.
la psychologie philippine de Virgilio G. Enriquez
Il est courant de dire que l’affaire a débuté aux Philippines sous l’impulsion du regretté Virgilio G. Enriquez, un Américano-philippin ayant fait ses études dans l’un des meilleurs département de psychologie des U.S.A. ( Northwestern University, Illinois).
Il regrettait qu’un certain nombre de valeurs typiquement philippines n‘aient aucune place dans la psychologie officielle à prétention universelle [3] alors que celle-ci théorisait bien souvent ou reprenait telles quelles des valeurs purement occidentales [4]. Il n’en fallait pas beaucoup plus pour que jaillisse l’idée enivrante d’une psychologie philippine, une psychologie ayant les mêmes prétentions que la psychologie occidentale, mais reposant sur les valeurs philippines exactement comme la psychologie occidentale, essentiellement américaine, repose sur les vieilles valeurs européennes, telles qu’elles ont été digérées [5] par les Étasuniens.
Cette idée fut vite reprise par des psychologues d’Asie Orientale (Coréens, Taiwanais, Chinois...) où les valeurs confucianistes servirent souvent de support aux élaborations théoriques. Aujourd’hui, le mouvement des psychologies indigènes (le concept est semble-t-il de Virgilio Enriquez) a également touché l’Afrique et l’Amérique du Sud. Je suis rigoureusement incapable de juger de la qualité scientifique de ces psychologies. Après tout, la nôtre peut être prise en défaut alors qu’elle s’attelle au projet d’une science descriptive depuis plus d’un siècle. Je me limiterai donc ici à formuler deux commentaires :
individualisme / collectivisme
Il semble bien que l’opposition entre la psychologie occidentale et les psychologies indigènes soit l’expression d’une opposition culturelle aujourd’hui bien connue entre la culture individualiste, devenue aux U.S.A. soïiste et libérale, et les cultures dites collectivistes. Deux grandes questions de psychologie l’illustrent bien, qui sont d’ailleurs assez connexes, mais que traiteront différemment une psychologie indigène américaine et une psychologie indigène chinoise : qu’est-ce que le soi (question déjà moins pesante pour un confucianiste) ?
Et vers quoi tend le développement de la personne jusqu’à sa maturité ? À notre soi bien intérieur, bien autosuffisant (autonome) et servant surtout à la différenciation valorisante avec autrui (dans le jargon de « Ça se discute » : s’éclater en assumant sa différence !), des indigènes asiatiques opposent le partage psychologique, une identité personnelle reposant sur les communautés de positions et de relations [6].
Aussi, le développement de l’enfance à l’adolescence, que nous voyons ici finalisé par la différenciation et l’autonomie, l’individuation, peut-il être pour un confucianiste, essentiellement orienté vers les compétences pour l’harmonie sociale et vers l’acquisition de l’amae, cette aptitude essentielle à percevoir et à satisfaire les attentes légitimes d’autrui. D’un côté, une psychologie individualiste-soiïste, de l’autre, une psychologie « collectiviste » (quel drôle de mot après la guerre froide !)
Post-colonialisme et collaboration au projet d’un nouveau siècle américain
La psychologie occidentale ne peut-être à la fois individualiste et libérale et scientifique. Je ne m’arrêterai pas ici sur l’un de mes dadas intellectuels. Je dirai simplement qu’elle n’a pas souvent su opérer les ruptures épistémologiques nécessaires à un développement non embrigadé et qu’elle a trop souvent théorisé le sens commun.
Mais dès lors qu’on est convaincu, ce qui (peut-on en douter ?) est le cas de nombreux Étasuniens et de nombre de nos touristes sexuels, que la culture soiïste et libérale représente le point culminant de la civilisation humaine, la fin du progrès humain, et que, seule, elle peut fournir les bases d’une psychologie universelle valable (ce qui signifie que seule la psychologie occidentale d’aujourd’hui, essentiellement américaine, sait produire une psychologie universelle), on peut à juste titre être taxé d’attitudes impérialistes post-colonialistes.
Et de fait, le mouvement des psychologies indigènes s’est développé dans un souci de résistance à l’impérialisme post-colonial américain, c’est-à-dire de résistance à l’invasion du monde par les concepts et valeurs américaines. Aujourd’hui encore, en 2006, nous trouvons dans les revues souvent très sérieuses qui accueillent ce courant (Asian Journal of Social Psychology, Journal of Cultural Research, Journal of Psychology in Chinese Societies, Bulletin of the Hong Kong Psychological Society...), des appels à une psychologie décolonisatrice [7].
les psychologues scientifiques à la croisée des chemins
Aussi bien, un chercheur en psychologie, disons non américain pour simplifier, a aujourd’hui le choix entre deux postures.
ou, comme il en est sommé par les instances évaluatives qui l’entourent et qui ne jugent que par le critère d’anglo-saxonnité, que ce soit dans son laboratoire, dans son Université, dans les divers Ministères qui financent la recherche, il s’attache à performer dans la voie de ce qui n’est finalement que la psychologie indigène américaine.
Il veille alors à son impact factor, il s’attache à être cité par les chercheurs américains qui font les modes dans cette psychologie indigène, il sélectionne ses thèmes de recherche dans les « grandes revues » que les évaluateurs disent : « internationales » mais qui sont surtout, répétons-le sans risque d’être sérieusement contredit, étasuniennes [8]. Dans cette voie, au mieux, il pense, naïf, participer à la diffusion dans le monde des idées individualistes et libérales que porte si haut l’Amérique en croyant faire à la fois et sa carrière et le bonheur de ce monde, au pire, il accepte d’être tenu pour un collaborateur du projet d’un « nouveau siècle américain » et d’être jugé comme tel.
ou, persistant dans le projet d’une psychologie scientifique, donc nécessairement non encartée, non « occidentale » certes, mais aussi non « européenne » ou non « française », il s’attache à chercher avec les concepts dont il dispose ou qu’il peut forger tout en se méfiant des évidences culturelles qui font nécessairement obstacle à ce projet.
Ce n’est pas facile pour lui de devoir travailler avec des concepts psychologiques tout en se méfiant de ses croyances et de sa culture qui s’y entend bigrement pour "psychologiser" au mieux des intérêts dominants (voir le courant des psychologies critiques). Il devra même apprendre, ce chercheur, comme le suggère Yang [9], à « ne plus penser en anglais » après avoir cru que c’était ce qui pouvait lui advenir de mieux. Cette voie est austère car si rien ne lui garantit la rupture épistémologique espérée, tout donne à craindre qu’on le tienne pour un chercheur ringard, peu cité, à faible impact factor, un boulet pour son laboratoire.
Notes :
[1] je choisis cette expression parce que :
1. Je ne conteste absolument pas le projet de science descriptive d’une partie importance de la psychologie universitaire et
2. C’est surtout la psychologie se réclamant de ce projet dont il sera question ici.
J’argumenterai ailleurs l’idée que les critiques si souvent naïves qu’elle reçoit résulte du fait qu’elle n’est pas assez scientifique et veut davantage se couler dans l’air du temps que dans les exigences de l’épistémologie.
[2] en fait soiïste, voir individualisme, soiïsme et libérale [1].
[3] Il s’agit essentiellement de concepts attribuant de la valeur à des éléments que partage un individu avec les autres. Par exemple la Kapwa, cette identité qui tient au soi inné qu’on partage avec les autres et dont, évidemment, se contrefout la psychologie officielle.
[4] Comme la valeur attribuée à « notre soi », un un soi individuel, autonome, différenciant les gens les uns des autres.
[5] Et quelque peu dénaturées ou au moins frelatées.
[6] On n’invente plus grand chose : cette opposition était déjà illustrée dans un bien vieux texte de 1947 de Maurice Leenhardt, montrant comment le soi des Mélanésiens, do kamo, n’était fait que de relations à autrui.
[7] Par exemple E. San Juan (2006), Toward a decolonizing indigenous psychology in the Philippines : introducing Sikolohiyang Pilipino. Journal of Cultural Research, 10,47-67.
[8] De fait, il existe des revues et instances réellement internationales, ces dernières organisant des congrès réellement internationaux. Les évaluateurs leur préfèrent les revues et instances étasuniennes.
[9] Un tenant de l’indigénisation de la psychologie chinoise.